Des ailes brisées
20021226
  Tout compte fait, j'aime cette vie itinérante.
J'aime quitter Paris à l'aube et regarder le jour se lever derrière les collines par les hublots du TGV. 
20021217
  Retour à M..., dans la maison vendue auparavant. Elle est ouverte, cela signifie que j'y suis depuis quelques temps déjà. Pourtant, il faut absolument que personne ne soit au courant de ma présence ici. J'aimerais pouvoir mettre le volet sur la porte du salon, mais il est déjà trop tard. Je me plaque au sol au bruit d'un moteur de tondeuse. J'esquisse un coup d'oeil discret : c'est C., le fils du voisin, qui nous a toujours détesté. Il ne faut surtout pas qu'il m'aperçoive. Je rampe jusqu'à la fenêtre pour tirer les rideaux. D'ici, je le vois un peu mieux. Il porte une salopette bleu foncé couverte de tâches de peinture et des bottes en caoutchouc maculées de terre ; l'arrière de sa tête est couvert de plaques de chair cicatricielle, que dissimulent difficilement quelques mèches de cheveux gras. Je ne savais pas qu'il avait été brûlé dans un incendie. Alors que je me rallonge sur les tomettes froides, caché sous les grands pans de toile écrue, il m'adresse un sourire et un petit signe de main qui me terrifient. Son visage recomposé par des fragments de peaux de couleurs différentes. Son sourire noir, derrière un regard narquois, comme amusé par le ridicule de mon comportement, et ces quelques filaments de cheveux qui se prennent dans des plaques incomplètes de barbe drue et sale.

Alors je me souviens que c'est aujourd'hui la journée d'aide aux handicapés. Une grande fête du village. Je sors par la porte arrière, derrière les tuyas. La petite place où vit C. et ses parents a beaucoup changé, une rue est désormais fermée et un petit jardin potager a remplacé l'ancien atelier du menuisier. Mais dans l'ensemble, je reconnais bien cette petite placette où j'allais fumer mes premières cigarettes en douce. La maison a tout de même l'air un peu plus petite. Au bout de la ruelle qui longe le mur d'enceinte, tout la population de M... s'est réunie, ou presque. Les gens ont mis leurs habits de fête, ils sont tous habillés de bleu et arborent fièrement le badge de solidarité : un petit rectangle de papier à mi-chemin entre les drapeaux cubain et américain. Un grand nombre d'handicapés évolue parmi eux. Cette année, ils sont particulièrement effrayants. Ils sont tous là, devant le portail de la maison - l'entrée principale - et le bruit des paroles et des cris est assourdissant. Des visages déformées par la souffrance, par le crétinisme, des corps cassés, des membres atrophiés ou surnuméraires, je me fraie tant bien que mal un passage dans cette Cour des Miracles improvisée.

Et là, à quelques mètres de moi, ils sont là, dans le jardin en train de muter, et personne ne semble s'en rendre compte. Ils sont en train de se fondre l'un dans l'autre pour se transformer en handicapés, pour se mêler à la foule. Ils s'assoient l'un sur l'autre, leurs jambes s'unissent sous un voile aqueux et plastique, une sorte de derme ou mieux, de chrysalide. Leurs chairs se mélangent, leur corps se transforme dans des absorptions visqueuses, une sorte d'équilibre fusionnel finit par percer le cocon. Ils sont désormais un couple de siamois liés par le bassin et les jambes. Je m'approche d'eux à grande vitesse, leur peau est très lisse, leur teint clair et leurs yeux amicaux. Ils ne comprennent pas mon empressement. Ils me sourient, je connais ces visages - distinctement celui de la fille, celui du graçon est plus lointain - et dans ce sourire trop propre, trop lisse, je détecte le mal absolu qui est leur essence, cette impassible volonté de nuisance et de torture, cet appétit insatiable pour la douleur. Sans hésiter, j'agrippe à pleines mains ces faces grimçantes et je plonge mes doigts dans leurs orbites, je les rentre jusqu'aux phalanges, certain que ce que je fais est juste, même si l'origine de mon acte m'échappe. La rage m'emplit, mes doigts fouillent l'intérieur de leur crâne, je veux les détruire, maintenant, absolument. Flash de leurs visages figés dans la même expression - ce sourire immuable - les orbites béants, sanglants, des torrents de larmes de sang sur leurs joues si lisses et mes doigts souillés, encore trembants de haine, fumant de la chaleur de leur chair.

Alors je suis seul à nouveau. Seul avec eux, qui ne sont plus qu'un corps décharné, les orbites creux comme cicatrisés, et sans bras - des sortes de moignons secs - dans une large chemise de nuit déchirée et souillée. Au loin gronde le tonnerre, il fait déjà nuit et la pluie commence à tomber dru. Je le traine par les cheveux jusqu'à la maison. Les lumières intérieures dessinent des rectangles blancs sur la pelouse noire et gorgée d'eau. Toute ma famille m'attend, abritée sous l'auvent de la grange. Il faut que je détruise la créature, comme eux l'ont fait plus tôt, et comme le feront nos descendants. Sombre, la chaise électrique se dresse à l'emplacement du vieux buis, prête à l'usage. Je ne suis pas encore bien familiarisé avec ces méthodes. D'autant plus que la pluie me fait craindre un court circuit ou une électrocution. Il pousse une sorte de long gémissement quand je l'attache avec les lanières de cuir usées, les lèvres rongées glissant à l'intérieur de sa bouche déformée, les commissures crispées vers le bas, dans une longue plainte monotone. Ses yeux sans vie me fixent, sombres, noirs et creusés. Je me souviens de cette image : ce corps sans bras trempé par l'orage, ces cheveux hirsutes sur sa face blanche, difforme, qui me fixe, illuminée par les lampes et le feu de cheminée du salon. Je recule de quelques pas pour m'immobiliser sur le trottoir en béton. La chaise s'allume, quelques étincelles et le crépitement de la chair, dans une fumée tout de suite éteinte par la pluie. Il grille et ne bouge plus.

Je me réveille en hurlant.

 
  La continuité de l'écriture n'est pas tant question d'inspiration - de volonté d'écrire : écrire quoi, quel besoin d'écrire, comment écrire un quotidien sans lassitude, sans finir par constater l'absence d'intérêt de tout mécanisme systématique - mais de disponibilité. A chaque instant, savoir observer, retenir, consigner des détails. Accepter qu'ils puissent n'avoir qu'une valeur de détail, sans chercher à leur donner sens ou valeur.

Pouvoir écrire, comme ce jour : "Je me couche à 00h00 - sur ma chaine. Sentiment de grâce et d'imbécilité." ou comme aujourd'hui : "Daniel Mermet est décidément de plus en plus mauvais. Exécrer le bon sens protestataire plus encore que le conformisme commun et l'absence d'opinion. Ne pas supporter l'infatuation d'une parole investie de sa mission - ce ton qui suppose à chaque mot la justesse incontestable de ses propres opinions." 
20021216
  [silence]

Je ne peux écrire ce que j'appréhende, sous peine de lui donner corps

[silence] 
  Plus la date du départ approche - moins de 8 jours aujourd'hui - plus le désir de l'écrire s'amenuise. Je suis comme paralysé, dans l'attente du coup, du choc au bas de la nuque.
L'agitation, le silence de l'agitation puis le silence.
Continuer à avancer comme si de rien n'était, les yeux fermés, jusqu'à ce que mes pieds trébuchent dans le vide. 
20021212
  (stream)

Je marche dans tes rues
Qui me marchent sur les pieds
Je bois dans tes cafés

Je traîne dans tes métros
Tes trottoirs m'aiment un peu trop
Je rêve dans tes bistrots

Je m'assoie sur tes bancs
Je regarde tes monuments
Je trinque à la santé de tes amants

Je laisse couler ta Seine
Sous tes ponts ta rengaine
Toujours après la peine

Je pleure dans tes taxis
Quand tu brilles sous la pluie
C'que t'es belle en pleine nuit

Je pisse dans tes caniveaux
C'est d'la faute à Hugo
Et j'picolle en argot

Je dors dans tes hôtels
J'adore ta tour Eiffel
Au moins elle, elle est fidèle

Quand j'te quitte un peu loin
Tu ressembles au chagrin
Ça m'fait un mal de chien

[Anticiper la nostalgie] 
20021202
  Plus les années passent et plus je perds le goût de l'autre. J'ai longtemps passé mes vacances au bord de la mer... j'en ai conservé le sentiment puissant que seul là-bas existe un endroit ténu, imperceptible, celui de la pleine solitude.
Nostalgie du non-vécu, de l'inapropriable... ma vie n'est que là où elle n'est pas... dans une projection, un fantasme à peine saisissable, sans cesse en fuite, préhensible du bout des lèvres. Et pourtant... d'opposition en opposition, seule vaut la fiction, cette vie qui prend forme enfin, des sources les plus contradictoires, les plus invraisemblables. Ainsi nait cette histoire :

- J'ai fait un rêve de solitude ; est né mon frère jumeau. Puis il est mort.
- J'ai fait un rêve de femme ; sont nés mes assassins, multipliés à l'infini.
- J'ai fait enfin un rêve de réconciliation ; et rien n'est venu.

Peut-être n'ai-je plus rien à donner - où au contraire, tout encore :

Je veux un homme blessé - physiquement blessé ; puis un autre dont le corps est l'objet d'un désir collectif. Je veux une femme que je n'ai jamais eue. Puis je veux des morts, en quantité. Des morts par balle, des morts par démembrement, des morts par suffocation, des morts en abondance. Des morts en musique, des airs de flamenco et une NOSTALGIE - d'un corps qu'on n'a pas, d'une mort voulue et impossible, celle d'un fantasme d'existence douloureuse, où la fin tragique n'est tragique que par sa vanité. Tout reste à faire. 
La vie privée divulguée, l'obscénité de la représentation

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