Des ailes brisées
20020927
  Il est 2h57, le vendredi 27 septembre. Je danse seul chez moi.

"I believe in miracles - Where are you from - You sexy thing"

"I believe in miracles - Since you came along - You sexy thing"
 
20020926
  Familiarité des visages anonymes. Certains traits, qu'ils soient universels ou au contraire, qu'ils définissent un caractère particulier, appellent immédiatement la sympathie ou le mépris - une émotion - en renvoyant à un visage ou à une expression connus, enfouis, indistincts, sur lesquels il est impossible de mettre un nom. Dès que je commence à observer les particularités de chaque visage dans la foule de personnes assises, ces gens indifférents m'énervent, je me mets à désirer leur adresser la parole, souvent ne leur poser qu'une seule question, mais aussi leur serrer la main, les prendre dans mes bras, les giffler, leur cracher au visage, les mordre au sang. Et mes brefs voyages se peuplent de masques à nouveau, de traits que je force, de caricatures grimaçantes et l'instant d'après, l'angoisse de les voir retirer leur face pour je ne sais quoi d'autre (de la chair, des yeux ronds fixes et le rictus de la mâchoire dénudée ou peut-être même rien d'autre que le même visage, en dessous, puis encore et encore, masque après masque, la même expression impassible). En l'espace de dix minutes, je suis entouré de monstres. 
20020924
  O. écrit : "L'apocalypse va être en fait distribuée individuellement, bonne chance à vous." 
  C. écrit : "On a une carte orange et on n'en est pas moins femme." 
  J'emménage dans un nouvel appartement, au fond d'une petite cour d'immeuble entourée par deux grands bâtiments. Je monte, je ne sais pas exactement à quel étage. Mais je monte à pied, malgré l'antique ascenseur central dans sa cage de fer - ces ascenseurs qui se referment avec une grille dans un vacarme épouvantable. Arrivé sur le palier, j'ouvre la porte de droite (sans clef ?). Devant moi, un assez long couloir mène à la pièce principale, très longue, carrelée de blanc, qui elle même ouvre sur une vaste chambre où mon lit trône déjà au centre de la pièce. A ma gauche, quelques petites pièces, dont une autre chambre que l'on aperçoit immédiatement depuis le hall d'entrée, où le lit sans drap est défait (la couette à nue est froissée et les oreillers en désordre). Enfin, derrière l'entrée se trouvent encore quelques pièces (une ou deux, peut-être la salle de bain). Quelques meubles ont été installés. Le volume de cet appartement, sa disposition en enfilade, la blancheur de la peinture neuve teintent l'ensemble de la vacuité froide de l'absence de vie. Je me retourne pour fermer la porte ; elle n'a qu'un seul verrou, très bas, auquel il faut donner cinq ou six tours de façon à ce que le pêne s'enchâsse dans un mur de l'entrée. [...]

Un ordinateur est installé dans ma chambre, dans un coin. J'avance dans le salon vide, sur les larges carreaux de faïence blanche. Quelque chose m'intrigue dans cette chambre d'ami (?) vide dont le lit est défait. Il me semble distinguer le ronronnement de mon ordinateur derrière moi, depuis ma chambre. En arrivant dans l'entrée, je remarque une nouvelle pièce, à laquelle je n'avais pas prêté attention. C'est une toute petite salle, une sorte de bibliothèque très basse de plafond. Je descends les quelques marches avant de m'asseoir ; je ne tiens pas debout. Derrière moi, une lucarne qui donne sur les toits éclaire des parois remplies de livres, de bandes dessinées, partout autour de moi. Quelques tapisseries - une d'entre elles est bleue sombre rayées de zébrures blanches - et des objets sont disposés sur les rayonnages qui composent les murs de la pièce (certains s'enfoncent, d'autres découpent de nouveaux angles). Malgré sa petitesse, l'espace est très labyrinthique. Dans différents recoins, trois écrans plats diffusent l'exacte réplique de mon écran d'ordinateur. Je ne comprends pas bien comment ils tournent sans unité centrale reliée à mon PC. Jusqu'à ce que j'en découvre une, cachée entre de larges livres illustrés.

Je me réveille étouffant, perclus d'une angoisse colossale. Il est près de 4h50. Je n'arrive pas à retrouver le sommeil. 
20020923
  "L'écriture serait une même force qui se distribuerait, à travers les siècles, en s'immisçant dans quelques corps favorables, qui ne seraient que des relais au projet général de l'écriture, à cette trace monumentale infiniment constituée. Ainsi moi-même (sans me comparer à Goethe ou à Kafka), mais en qualité d'écrivant, d'homme relativement dévoué à l'écriture, je pourrais imaginer que ce que j'ai pu faire de cette écriture, tant bien que mal, sera un jour assimilé par un autre corps favorable, qui l'apportera plus loin (je suis par avance amoureux de ce corps là), il y aurait dans l'écriture une sorte de fantasme d'insémination, d'enfantement : mettre vingt ans après sa mort, un siècle après sa mort, un fantasme d'écriture dans un corps étranger" - H. Guibert. 
20020922
  S'octroyer le droit de ruiner la vie d'autrui sous prétexte de sa propre souffrance. S'octroyer en retour le droit à la violence physique. 
20020921
  Reprendre le contrôle de mon corps.

L.M.C. écrit : "Sympa ce type, on se marre pas mal avec lui et ses deux accolytes : un très grand garçon super looké et joueur ainsi qu'une très petite fille discrète et souriante." - joueur ?

51 rue de Chateaudun, jusqu'à 7h. Envie d'écrire beaucoup de choses, la mise en condition - whisky coke, whisky coke, whisky coke - le regard de A., son sourire, et l'esbrouffe systématique, T.et N. dans un duo comique involontaire (?), la gentille passivité des gens, leur regard de public. C'est curieux comme il est compliqué de revenir à une narration plus simple, mettre juste des mots sur un instant. Est-il vraiment important de marquer cette conversation en espagnol, le rire de cette fille à entendre mon accent sévillan, les discussions avec P., la représentation, cette Djette russe sortie d'un magazine qui se met à produire du son, tenir le choc - whisky coke, whisky coke, whisky coke ?
Ces soirées se construisent comme un labyrinthe : on se fraye un passage, on arrive en observateur (coup d'oeil à la porte d'entrée, repasser le trajet en tête pour être sûr de ne pas se paumer tout de suite), on garde ses repères puis progressivement, on commence à se perdre, l'acool aidant (à gauche puis à droite, encore à droite à gauche à droite ad lib), le temps s'accélère jusqu'à naviguer au hasard pour toujours se retrouver par surprise, au dernier instant, devant la porte de sortie. Et puis, derrière les platines, je croise un regard qu'immédiatement je veux fixer. Une ancre, une sorte de repère lumineux dans les brouillards nauséeux de l'alcoolémie. Alors j'attends, je reste, j'aide même, T. part puis revient, et cette insistance que je ne contrôle pas, comme la certitude que je peux obtenir plus, et surtout, que mon désir n'est pas mort. Le temps a repris un court plus lent, je ne sais plus comment, des réflexes guident, poussent doucement vers un taxi, T. complice passif regarde d'un air tendre, puis sans même faire attention, la main frôle, puis enlace. La voiture s'arrête, je sors, quelques malles, une main dans les cheveux, un baiser. Je retourne vers la voiture, sans penser plus, guidé. T. attend. Je constate que j'aurais pu rester, j'aurais pu obtenir plus. Mais je me contente de ce presque rien, qui pour une fois, me semble avoir du sens.

Ne pas me relire - se contenter du résumé. Récupérer le contrôle de mon corps. 
  Fuir le bonheur. Haïr les gens heureux. 
20020919
  G. écrit : "Je disais en ce moment même à S. que j'ai les moyens de me faire péter la gueule parce que je suis trop riche mais pas les moyens de m'acheter assez de fringues pour être beau." 
  Obsession d'écrire. Remplir le blanc, produire de la quantité comme pour ne pas décevoir, pour justifier mon entreprise.
Dans le RER, les nappes de synthétiseur et le visage de Betty rendent l'atmosphère lourde, d'une profondeur mélancolique.
Raconter des épisode, ne pas se perdre à décrire des états d'âmes. Se souvenir des mots. Ne pas en vouloir à cette femme de lire par dessus mon épaule. 
  Au fond du bus une femme - assez marquée elle me demande 2€ - elle vient s'asseoir à côté de moi et me dévisage - plusieurs fois d'affilée
elle veut savoir où j'habite - quartier, rue, numéro de la rue
elle me dévisage encore de haut en bas de bas en haut - elle me redemande où j'habite - "dans le 14ème" - elle commence à faire des mouvements de tête et à caresser ses cheveux mouillés - quelques gouttes sur mes bras et mon visage - je me demande imbécilement si ce ne sont pas des poux - elle me parle de son nouveau shampooing - elle sourit - sa bouche, une seule incisive mais une expression charmeuse - j'installe le silence entre nous
elle reste là - elle me dévisage à nouveau puis remue encore la tête une ou deux fois - elle se lève - elle prend son manteau
elle se retourne - "t'es sûr que tu veux pas me filer ton adresse ?" - silence
elle part - deux filles deux rangs plus loin - "Vous auriez pas 2€ ?" - les portes du bus se referment - "La pooooorte !" - elle court - elle se retourne vers moi - elle sort

Le bus démarre, elle est restée sur l'avenue, elle ne s'est pas reculée sur le trottoir. Le bus la frôle, elle regarde droit devant elle, à travers la vitre, elle me cherche, mon visage une dernière fois. 
  Ecrire un jour à propos de :

- Mon diner avec S. Parler de culture en se regardant et baisser les yeux dès qu'on aborde le domaine de l'autre.
- Cet homme au gymnase qui a failli perdre son crâne par sa bouche à force de soulever des poids trop lourds.
- N. qui est enceinte de deux mois et demi - du fait que je devais le savoir et que j'en étais tout à fait ignorant.
- Trucs stupéfiants, la vieille dame du dessous, elle aime pas les basses et la vieille dame du dessus, elle aime pas beaucoup les basses.

Prendre du retard, et être conscient qu'un journal se débute toujours par beaucoup d'avance. 
20020918
 

Un instant d'Espagne.
Un regard. 
  T. écrit : "Tu lis Kant et je n'y entrave que dalle. Tu me plais et ce soir tu seras mon amie éternelle." - lui demander pourquoi il m'écrit au féminin, surtout lorsqu'il ne s'adresse pas à moi.

S. écrit : "Je ne sais plus que dire car je suis trop saoûle et j'aimerais écrire quelque chose d'édifiant. Mais il faut que j'arrive à m'accomoder d'être commune parfois" 
  Mardi et l'acool de nouveau avec S. Je sais, je connais demain matin, et je continue.
Vieillesse - Maladie
Donner la mesure de l'angoisse et boire pour la reléguer à l'abstrait. Retrouver T. et M. Ma conscience est déjà altérée. 
20020917
  Cinq vieux sur un banc, un homme et quatre femmes (ses courtisanes ?). Peut-être est-il encore marié à l'une de ses voisines... Etrangeté du rapport numéraire homme/femme avec la vieillesse. Les proportions changent. Il paraît que les vieux ont une libido démesurée, comme un retour de flamme à l'approche de la mort. Ils sont tous apprêtés, là, sur ce banc, fuyant le soleil. Le niveau sonore est assez élevé, forcément.
A partir de quel âge se met-on à attendre la mort ? A partir de quand l'écoulement du temps devient-il un supplice ? Un autre vieux, seul, mal fagotté, les dents gâtées, passe. Il regarde le coq encravatté avec une certaine envie. De grands moments de silence dans leur conversation induisent la pensée de l'ennui. Ils sont ici comme en représentation - sortir la tête haute, pas comme l'autre, le solitaire qui s'affaisse, qui se dégrade, qui se décompose déjà.
Est-ce que leur peau est douce comme celle du clochard de mon rêve ? Tout ce que je projette sur la vieillesse n'est en fait qu'un fantasme d'avilissement de l'esprit simultané à celui du corps. Il n'y a de vieux que ceux que l'on ne connaît pas.

Moi qui n'ai toujours juré que par la fiction, je trouve un plaisir inédit à lire ce journal (Le Mausolée).

Chassé par le volume des voix, non plus des vieux mais d'un groupe de jeunes - s'imposer par le vocabulaire, la posture, le volume, occuper l'espace. Puis par la sonnerie de l'école primaire. Les âges, à leurs extrêmes, et leur nuisance.

Les voix, encore trop sonores, comme s'ils avaient besoin d'un témoin à leur conversation. De trois-quart, un homme jeune assez beau, les cheveux court en désordre (encore), des traces d'un bronzage qui n'a pas tout à fait fini de s'atténuer. De dos, un autre, le même âge, plus fort, dont je ne distingue qu'une mèche blonde et un menton proéminent. Puis cette tonalité, ce registre évidemment homosexuel, qui ne s'estompe que lorsqu'ils évoquent la sexualité (lorsqu'ils parlent de cul), comme si soudainement le caractère privé de la discussion redevenait une évidence, comme si le reste de leurs propos n'était pas tout aussi obscène. Puis instantanément, le ton monte à nouveau et envahit l'espace sonore, encore.
Un problème : désirer les hommes et détester les homosexuels (ton affecté, paroles vides, vocubulaire emprunté, recul forcé d'une conversation qui s'écoute en s'effectuant, qui ne semble avoir lieu que pour être entendue, fausseté en tout point). 
  J'aime l'amplitude sourde que donne Angelo Badalmenti à ses nappes, au retour d'un thème après des compositions presque bruitistes. Il donne du corps à l'angoisse, de la résonnance. (Mulholland Drive - 09 - Dwarfland/Love Theme) 
  Retour en voiture de Normandie. Il y a un passé à cet instant dont je ne me souviens plus.
Le voyage a été court, malgré les embouteillages. B. est au volant. Il faut s'arrêter pour demander son chemin (à proximité de Paris ?). Au lieu de se diriger vers une ville connue, nous décidons de bifurquer plus tôt. Peut-être un raccourci. Nous tournons à droite sur une grande avenue bordée d'arbres. Puis, tout n'est que ruines et violence. Des silhouettes errent dans les rues comme dans des décombres d'après guerre. Très vite, nous réalisons qu'au milieu de ces ruelles de gravats, nous sommes en danger. Au loin, des feux sur des terrains vagues, et la nuit soudaine. En revenant sur nos pas, B. - qui est devenu D. - part devant (il y a une autre personne avec nous), me laissant seul aux prises avec un vieillard hirsute, un vagabond, une sorte de cadavre encore animé : le visage émacié, quelques cheveux filasses sur un crâne chauve, une bouche édentée, la peau tendue sur les os et pourtant incroyablement douce, ses longs bras filiformes me tâtent, passent sous ma chemise, effleurent mon corps pour me prendre de l'argent, mon portefeuille. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, luisent d'envie. De sa bouche sortent des mots hachés, des bruits de déglutition.
Je dois lui donner de l'argent, non parce qu'il le réclame ou qu'il me menace, mais parce que la misère de cette cité fantôme et de ses habitants est insoutenable. S'ensuit une sorte de lutte contre cet homme-araignée bavant. D. vient m'aider. Nous nous enfuyons. 
20020916
  Début - Le collectif n'est pas suffisant, la lecture du Mausolée des Amants m'a persuadé du retour à un journal, immédiatement public cette fois-ci.
C'est-à-dire une série de plaintes, de constatations ennuyeuses, de lamento interminables. Et qui plus est dans un espace public, qui rend la notion de journal obscène.

J'aime cette obscénité.

Bienvenue. 
La vie privée divulguée, l'obscénité de la représentation

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